VIII
BARONNE PERCHÉE
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Longtemps Baronne avait vécu dans
les arbres. Elle aimait leur parfum puissant et subtil, la rugosité de leurs
troncs noueux, le chant du vent dans leurs feuillages. Les pieds ancrés dans la
terre et la tête tendue vers le ciel, ils lui offraient la protection de leurs
bras puissants. Elle s'y réfugiait pendant des heures, y emportait ses
lectures, ses devoirs, plus rarement ses amis. Du haut de son perchoir, elle
observait les hommes qui s'agitaient en bas, très loin, tout petits. Le pas
pressé des costumes gris, mallette à la main, en route vers le bureau. De là où
elle était, ils semblaient interchangeables, courant tous vers le même destin,
l'air renfrogné et mal réveillé. Elle tentait d'imaginer leur vie, se fixait
sur un détail différent, celui-ci portait un pardessus plus clair, une coupe de
cheveux un peu hirsute, une écharpe excentrique. Ces éléments distinctifs
devenaient d'un coup le signe d'une vie aventureuse dont elle aimait dessiner
les contours.
Le jeudi, c'était le jour des
amoureux. Elle ne ratait ça pour rien au monde. La petite place au bout de
l'allée était le point de rendez-vous. Les jeunes gens s'y retrouvaient avant
d'aller se promener le long de l'ancienne voie ferrée. Bras dessus bras
dessous, les couples partaient vers le fleuve. Le parcours était charmant,
agrémenté de pauses ombragées propices aux rapprochements successifs. Baronne
était encore une enfant, mais elle était déjà voyeuse. Elle aimait observer les
différents stades de l'amour.
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Au départ, le bras de l'homme qui
s'aventure autour des épaules frêles de la femme. Un simple frôlement, puis un
baiser furtif. Un peu plus loin, sous le saule, l'homme poussait son avantage:
le baiser devenait goulu, les mains baladeuses. La femme protestait à peine. De
toute évidence, elle n'attendait que ça. Parfois, ça se gâtait du côté des
fougères. L'homme avait voulu conclure, mais c'était beaucoup trop tôt, la
femme protestait, parfois même le giflait. Il aurait dû patienter, poursuivre
sa conquête prudente jusqu'à la clairière aux champignons. Là-bas, plus aucune
femme ne résistait. Il devait y avoir un microclimat, les champignons
peut-être. En tout cas, il y avait quelque chose. Baronne l'avait constaté, ses
statistiques étaient formelles. Pour les mettre à jour, il lui arrivait de
quitter son arbre et se blottir en silence dans le terrier du renard, sous la
passerelle de la voie ferrée qu'il faut franchir pour atteindre la clairière.
Les couples déambulaient au-dessus de sa tête. Et un détailla frappait: le plus
souvent, au retour, les filles ne portaient plus de culotte.
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Baronne avait grandi. Il lui
avait fallu descendre de son arbre, ! frayer avec ses semblables, faire mine de
se contenter de la vie à même le sol. Elle avait donné le change, avec plaisir
et curiosité. Se livrant à la ville bruyante et minérale sans jamais oublier le
bruissement des feuilles, le parfum de la pluie, la musique silencieuse des
choses et des êtres. Les études, les voyages, les rencontres. Elle aimait cette
phrase de Thucydide: « Il n'y a pas de bonheur sans liberté, ni de liberté sans
vaillance ».
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Fidèle à son enfance, elle visait
toujours le ciel, mais elle avait commencé par se créer des racines solides et
profondes. Son homme, son roc. Doux et prévenant, il lui avait appris les
vertus de la patience et de la lenteur.
Ensemble, ils avançaient, pas
toujours au même rythme, elle toujours pressée, avide de nouveauté et
d'imprévu, s'impatientant souvent de son pas à lui, trop lent, trop régulier.
Parfois, elle partait devant, au galop, le nez au vent. Mais elle finissait
toujours par s'essouffler, il lui arrivait même de s'égarer. Alors, elle
ralentissait et revenait se poser dans ses bras rassurants. A deux, si
différents et si proches, ils bâtissaient un foyer heureux, centré sur leurs
trois fils, loin des méchants et des jaloux. Elle en parlait peu, mais elle en
était fière. Sa famille était sa plus belle réussite.
De sa foi en l'Arménien, elle
avait fait sa profession. Elle, qui aimait tant l'étrangeté des êtres,
fréquentait désormais l'univers de la politique, trop souvent peuplé de
conformistes, de candidats aux postes et prébendes, huissiers et chauffeurs.
Ceux-là cherchaient plus à changer leur vie que celle des autres. Feintes, leurs
grandes colères s'étouffaient vite dans les velours des ministères. Le pouvoir
ou les convictions, éternel dilemme. L'Arménien, qui avait dû être Athénien
dans une vie antérieure, avait choisi sa dignité, peu enclin à se transformer
en valet. Il citait souvent son ami Cyrano: «Et que faudrait-il faire? Chercher
un protecteur puissant, prendre un patron, et comme un lierre obscur qui circonvient
un tronc et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce, grimper par ruse au
lieu de s'élever par force? Non, merci! Lors même qu'on n'est pas le chêne ou
le tilleul, ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul! »
Baronne partageait cette
philosophie de vie. Elle était donc arrivée en principauté dans les bagages de
l'Arménien.
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...Tu les aurais vus au Château,
ils étaient fous! D'habitude, les gens se roulent par terre pour être ministre!
Là, ils ont dû tous s'y mettre pour le convaincre, le Monarque, Préfet
Tigellin, Maître Jourdain. C'était drôle! Dans le fond, nous, on n'attendait
que ça. Le Parti, c'était un calvaire, l'Arménien était devenu l'ombre de
lui-même, malheureux comme les pierres. Il fallait d'urgence le sortir de ce
piège. Après, ça a été un peu rock and roll. En une semaine, il a fallu
recruter le cabinet et créer un ministère ex nihilo! Remarque, c'était
intéressant, on n'est pas nombreux à se prévaloir d'avoir inventé un nouveau
ministère. A la Principauté, ça les a calmés quelques semaines qu'il soit entré
au gouvernement. Ils ont beau avoir l'habitude, ça les impressionne quand même.
Et puis après, c'est reparti de plus belle.
- Que se passe-t-il?
- Les Thénardier sont en guerre
ouverte contre l'Arménien.
Ils ont rameuté le ban et
l'arrière-ban. Don Leonard active ses réseaux. Le Dauphin s'est plaint de ne
pas avoir été accueilli convenablement. J'ai refusé, paraît-il, de lui accorder
un bureau de vice-président! Sauf qu'il n'est pas vice-président et que ces
bureaux-là sont tous occupés précisément par des vice-présidents. Bref, c'est
pas la fête!
- Ils te cherchent?
- Oui, bien sûr. C'est normal,
remarque, c'est mon job de prendre les coups pour lui. En réalité, l'Arménien
n'a que moi. Ils se disent que s'ils arrivaient à me faire la peau, il se
trouverait bien démuni.
- Comment ils s'y prennent?
- Ils cherchent à me déstabiliser.
Au début, ce n'était que du ragot, mais ça, j'ai l'habitude, je m'en accommode.
En politique, de toute manière, une femme qui n'est pas moche couche forcément.
Mais là, il semble qu'ils soient passés à la vitesse supérieure. Ils veulent me
faire peur.
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- Ils t'ont menacée?
- Pas eux. Il y a quinze jours,
j'ai reçu un coup de fil de Hareng Saur. Tu te souviens de lui? Rocky l'a fait
nommer à la direction du Parti, Il a prétendu y servir l'Arménien, mais ça n'a
pas duré longtemps. Dès qu'il a vu que l’Arménien n'était plus en cour, il
s'est empressé de le trahir et de faire allégeance au successeur potentiel.
C'est l'homme de Tigellin, un ancien proche de Don Leonard. Le genre à utiliser
les officines et à faire la politique à l'ancienne, avec coups tordus et
roulement des mécaniques.
- Et alors?
- Et alors, il m'appelle en
prenant un ton de conspirateur:
'Baronne, tu es seule 1" Je
lui réponds que non, je suis en voiture. "Alors rappelle-moi quand tu
seras seule, et surtout. appelle d'un fixe. "
- Pourquoi le fixe?
- Le fixe, c'est pour tromper les
écoutes. Aujourd'hui, quand on veut surveiller quelqu'un, on moucharde d'abord
son téléphone portable. En me disant ça, il me laisse entendre que je suis sur
écoute. Première tentative d'intimidation. Sauf que j'en ai la conviction
depuis longtemps, ça ne me bouleverse pas plus que ça. Je le rappelle donc de
mon bureau, et voici ce que ce salopard me dit: "J'ai un message à te
passer de la part du Monarque. Je l'ai vu hier, à l'issue de la réunion de la
majorité. il m'a demandé de te dire qu'il sait tout ce que tu fais, il sait à
qui tu parles et ce que tu dis. Si tu ne te tiens pas à carreau, il va te faire
la peau." - Il t'a dit ça! Qu'il allait te faire la peau?
- Oui, mot pour mot. Je ne suis
pas près de l'oublier cette phrase! J'étais stupéfaite, alors j'ai préféré
prendre la chose sur le ton de la rigolade. Je lui ai dit: "Vraiment? Le
Monarque en personne te dit des choses pareilles? J'ai du mal à le croire! Et
qu'est -ce que ça veut dire qu'il va me faire la peau? C'est toi qui t'en
charger? Il faut que je fasse attention dans la rue à la tombée du jour, c'est
ça que tu me dis? Tu vas m'envoyer des Roumains? Ou tes amis corses peut-être.
Oui, au fond, les Corses, ce serait plus logique."
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Il n'a pas du tout apprécié que
je me foute de sa gueule. Il m'a dit qu'il était très sérieux et que, puisque
je ne le croyais pas, Tigellin allait appeler l'Arménien. Ce que Tigellin, bien
entendu, s'est gardé de faire. Il est quand même plus malin que ça!
- C'est incroyable... Tu ne dois
pas te laisser insulter, c'est grave ce qu'il t'a dit. Tu devrais porter
plainte!
- Porter plainte? Contre qui? Le
Monarque?
- Contre Hareng Saur. Tu ne dois
jamais laisser quiconque proférer des menaces à ton égard.
- Oui. Bon. Attends, ce n'est pas
tout. Parce que, depuis, ils s'amusent à me faire peur. Il y a eu l'histoire de
ce document confidentiel qui a mystérieusement atterri sur le bureau de Don
Leonard. J'ai fait faire une enquête de sécurité, qui a révélé que l'étage de
mes bureaux, soi disant protégé, ne l'était absolument pas. N'importe qui a pu
y pénétrer, fouiller dans mes dossiers et récupérer la lettre. L'autre jour, je
suis partie déjeuner rapidement, en verrouillant derrière moi. Pendant le
repas, j'ai vu sur mon téléphone que j'avais reçu un mail interne m'informant
de nouvelles dispositions pour l'alarme de ma maison. Je ne l'ai pas ouvert.
Mais quand je suis retournée au bureau, j'ai trouvé mon ordinateur allumé et
non en veille. Bien en évidence, il y avait le message en question. Clairement,
on voulait que je sache que mes mails étaient lus, que l'on connaissait mon
adresse, le code de mon alarme, etc.
- Tu crois que le Monarque est
derrière ça?
- Je n'en sais rien. J'ai du mal
à le croire. Il a quand même d'autres chats à fouetter, non? En même temps, un
ami journaliste m'a prévenue qu'il avait une dent contre moi. L'autre jour,
devant un petit groupe, il éructait sur "la petite collaboratrice de
l'arménien" qui ne perd rien pour attendre. Depuis son élection, il a
beaucoup changé. Il est devenu colérique, vindicatif, il fait des fixations sur
des choses insignifiantes, tellement secondaires. Il ne supporte pas qu'on lui
résiste, l'Arménien en sait quelque chose. Quand je pense que j'ai fait sa
campagne! Je me souviens de notre enthousiasme, nous avions tellement foi en
lui...
- Malheur au royaume dont le
Monarque n'a pas terminé sa crise de puberté... Tant que sa démesure était au
service du projet, il faisait illusion. Le projet était beau, il était ambitieux,
le Vieux Pays allait se redresser. Mais, désormais, le projet est au service de
sa démesure. Et personne ne sait où cela peut nous mener.
- Que me conseilles-tu?
- Fie-toi à ton intuition. Elle
est ta force. Ces gens ne peuvent pas comprendre qui tu es. Tu es trop
différente. Mais toi, attache-toi à les comprendre. Ce n'est pas difficile. Ils
courent après les honneurs et ne connaissent que les rapports de forces. Ils se
courbent sans honte devant leur Monarque même si le Monarque est un tyran. Détache-toi
de l'apparence, le réel est invisible. "Connais ton ennemi et connais-toi
toi-même: en cent batailles, tu ne courras aucun danger. "
- Sun Tzu?
- Sun Tzu, exactement, petite
maligne! Va dormir maintenant. Demain, tu te lèveras tôt et tu iras nager. L'eau
est très froide, elle te lavera le corps et l'esprit. Après, nous méditerons.
Je vais rentrer les bêtes. »
Le Chinois embrasse Baronne avec
sa rude tendresse et s'enfonce dans la nuit. L'océan gronde au loin. Le ciel
est constellé d'étoiles, un chemin lumineux qui la ramène vers son enfance
heureuse et insouciante. Baronne est apaisée. Demain, elle retrouve l'Arménien.
Demain est un autre jour.
Chapitre XI Drôle de guerre
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Baronne agace l'Arménien, et il
le lui rend bien. C'est un jeu entre eux. Elle ne le laisse jamais en paix, le
provoque sans cesse pour tester ses réactions et le pousser dans ses
retranchements. Il apprécie cette émulation et son esprit critique. L'Arménien
est un cérébral secret et torturé, il n'est pas facile de trouver le chemin de
sa pensée. Baronne y a mis son cœur et sa sensibilité. Au fil des années, elle
a appris à le déchiffrer sans peine. Sur l'essentiel, ils se comprennent
parfaitement bien. Mais, pour gérer le quotidien, elle a besoin de connaître
les situations qu'il vit et la teneur de ses conversations. Il n'en retient que
les grands traits, quelques faits bruts et généraux. Elle recherche les détails
anodins en apparence, les inflexions de voix, les notes d'ambiance qui lui
permettent de décrypter le présent et de relier entre eux les signaux faibles,
révélateurs de tendances profondes. Elle a mis au point toute une déclinaison
de tactiques pour le faire parler. Parfois, elle se lasse de cette pêche
permanente aux informations et attend qu'il se décide à les lui donner
spontanément. Il prend son silence pour de l'indifférence, lui reproche alors
sa bouderie apparente, s'inquiète de ses humeurs aléatoires. Elle lui est
devenue indispensable, et pas seulement parce qu'elle lui rend le quotidien
facile.
Elle seule ose se moquer
gentiment de ses obsessions identitaires. Il faut dire qu'il en devient
parfois assommant, avec cet art de jeter un froid lorsque, en pleine
conversation, il évoque d'un ton lugubre le génocide et son peuple martyr. D'un
froncement de sourcils exaspéré, elle le ramène au présent et au monde des
vivants. Il lui en est reconnaissant. Elle aime la vie et la croque à pleines
dents.
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Fasciné par la mort, il tente de
lui insuffler de la gravité lui parle du temps qui passe, de la poussière qui
redeviendra poussière. Elle sait tout cela, mais ne voit pas bien l'intérêt d'y
penser sans cesse. Il faut être ici et maintenant, lui répond-elle, la mort
viendra quand elle le décidera, on aura tout loisir de faire connaissance
alors! Mais lui pense qu'il faut l'apprivoiser pour mieux l'accueillir. Elle
rit de ses angoisses elle est jeune et inconsciente, se dit-il mais il lui
laisse le plaisir d'avoir le dernier mot: la mort ne s'apprivoise pas, on ne va
pas en plus la laisser nous gâcher la vie !
Elle est énergique, optimiste et
joyeuse, mais elle peut aussi se laisser accabler d'un coup par des idées
noires. Elle se décourage alors, doute d'elle-même va jusqu'à remettre en cause
ses choix de vie. Dans ces moments-là, elle se ferme comme une huître et
disparaît sans prévenir, mettant en suspens ce monde dont elle n)assume soudain
plus la dureté. Elle lui échappe, et il déteste ça. Il connaît l'existence du
Chinois et jalouse cette partie mystérieuse de sa vie dont elle ne lui donne
pas la clé. Elle s'est créé une bulle parallèle, secrète, tendre créative et
pétillante: c'est sa Bubble life, celle qui lui permet de retrouver la joie et
l'appétit. L'Arménien redoute de la voir partir un jour pour de bon, en quête
de nouveauté. Elle vient d'ailleurs et a souvent la nostalgie des horizons
lointains. Il le sait. La politique est une drogue, mais il ignore si son
addiction suffira à la retenir.
Chaque matin l'Arménien guette
l'arrivée de Baronne avec curiosité. Elle change de style aussi facilement que d'humeur.
Naviguant avec gourmandise dans un univers d'hommes, elle a décidé, après
réflexion, qu'elle assoirait son autorité sans renier sa féminité et sa
fantaisie. Elle adore les bottes, dont elle a une collection impressionnante
les talons hauts perchés qui lui donnent de l'assurance et lui permettent de
voir le monde de plus haut.
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Aussi à l'aise sur les chantiers
de construction que dans les palais nationaux, elle s'amuse à passer sans
transition de la robe moulante ultra sexy au jean déchiré et blouson de cuir.
Ses tenues sont un leurre qui lui permettent de jouer au chat et à la souris et
de semer la confusion auprès de ses adversaires comme de ses soupirants. Rares
sont ceux qui parviennent réellement à l'amadouer. Toujours pressée, le téléphone
allumé en permanence, elle gère son équipe avec une autorité un peu cassante,
parfois brutale. Ses yeux bleu de glace lui servent d'aimants et de repoussoirs.
De fines rides y révèlent sa douceur cachée. Mais parfois, la flamme se retire
pour ne laisser filtrer qu'une lumière froide et blessante. Ce regard-là est
l'arme suprême de Baronne, parfois à son corps défendant.
L'Arménien s'en veut un peu de
l'avoir entraînée dans cette aventure qui se révèle si dure. Mais elle a un
tempérament de guerrier. Il l' appelle son Amazone et, plaisantant à moitié,
prétend qu'elle peut sans rougir reprendre à son compte le cri de guerre que
son impétueux ancêtre destinait à ses cavaliers, avant de charger sabre au
clair: « Mon cul est rond comme une pomme! » Elle est redoutée de ses
adversaires qui lui imputent leurs revers et s'en prennent à elle pour ne pas
avoir à l'affronter, lui. Après avoir épuisé les ragots, ils cherchent toujours
le secret d'une entente qui dure depuis si longtemps. La hargne de Rocky est une
violence de plus. À elle seule, elle ferait pratiquement vaciller le régime!
Elle prend la situation avec humour, étonnée de se voir dotée d'une telle
importance, flattée malgré tout, pas vraiment impressionnée.
Chapitre XII : La grande
bataille
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Depuis quelques mois, il a
reporté son agressivité sur Baronne. Pas une semaine ne passe sans une insulte,
un emportement, une menace. Tout est prétexte à colère. Il se dit victime d'un
complot.
Elle aurait ordonné à
l'administration de lui couper les fonds et de bloquer ses projets, elle
choisit volontairement des noms à consonance étrangère pour occuper les
logements sociaux de sa ville. Déroutée, Baronne a choisi de l'ignorer. Et
c'est peut-être ce qui le rend le plus fou. Ce matin-là, peu avant la séance
publique, elle se tient à l'entrée de l'hémicycle pour y accueillir les élus,
entourée de quelques-unes de ses collaboratrices. Cinglé Picrochole passe
devant elle en l'ignorant ouvertement, le visage contracté par cet air de
mépris et de fureur qui ne le quitte plus. Elle ne se soucie pas de lui,
soulagée d'éviter son agressivité. Il s'éloigne, puis soudain, fait demi-tour
et revient vers elle d'un pas décidé, la fixant intensément. Baronne se demande
ce qu'il a encore en tête. Visiblement, il est cette fois décidé à l'aborder.
Elle se résout donc à le saluer avec la courtoisie et l'hypocrisie minimales.
Mais, alors qu'elle lui tend la joue, Cinglé Picrochole l'empoigne par les
épaules et la projette violemment en arrière, avant de tourner les talons et de
repartir aussi sec. Tout cela sans un mot. La scène n'a duré que quelques
secondes. Elle laisse les quelques témoins médusés.
« Ça va? s'inquiète Fée
Clochette. Il ne t'a pas fait mal? Mais il
est complètement dingue, ce type
!
- Oui, il est dingue. C'est pas
grave, laisse tomber. .. »
Ce n'est ni le lieu ni le moment
de faire un scandale. Baronne
se remet d'aplomb et offre son
sourire le plus lisse aux élus qui continuent d'arriver. « Ne t'inquiète pas,
glisse-t-elle entre les dents. Il ne perd rien pour attendre. Pour l'instant,
je ne suis pas en situation, il en profite. Mais un jour, je lui ferai payer,
je te le garantis.
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En attendant, il faut continuer à
faire face. Donner le change, cacher ses moments de faiblesse, répondre aux provocations
des uns et à l'apitoiement des autres en gardant la tête haute et le visage
placide. La cérémonie des vœux de la nouvelle année est l'événement le plus
couru de la Principauté. Toutes les personnalités locales s'y bousculent, les
ministres s'y invitent, les journalistes ne rateraient ça pour rien au monde.
Cette année, l'odeur de la poudre et du sang a attiré encore plus de monde que
d'ordinaire. On vient voir le condamné à mort, on spécule sur ce qu'il va bien
pouvoir dire, les prétendants à sa succession se jaugent et s'étonnent de
l'imperturbable sérénité affichée par l'Arménien. La presse observe avec
gourmandise ce qu'elle prévoit être les « derniers vœux de l'Arménien comme
président de la Principauté », ses « vœux de rigueur et d'impopularité ». Les
journalistes notent consciencieusement, mais sans cacher leur scepticisme, le
message distillé en off par l'Arménien: « Le combat n'est jamais perdu avant
d'être livré. Je suis issu d'un peuple de survivants. Le mourant se porte bien,
faites passer le message! » Baronne a pris un soin particulier à s'apprêter. «
Je veux être belle, élégante, irrésistible. Que tous ces mecs qui pensent me
trouver triste et abattue soient scotchés. Je veux qu'ils en bavent d'envie. Je
ne supporte ni leur pitié ni leur arrogance. Débrouille toi, fais un miracle!»
avait-elle lancé à son coiffeur. Sa robe chinoise de velours noir souligne d'un
trait sobre la courbe de son corps. De dos, ses longs cheveux relevés dans un
nœud balaient ses épaules. De face, le décolleté est vertigineux. Ses yeux
clairs soulignés d'un trait sombre ont mesuré de loin la troupe des élus qui
attendent à l'entrée de la salle. Elle a inspiré profondément, puis s'est
lancée, souriante, confiante en elle et en l'avenir. Ils se sont demandés qui
était cette femme surgis de nulle part. Puis ils ont reconnu son pas déterminé,
le claquement des hauts talons. Les yeux écarquillés, ils la regardent
s'approcher, oubliant leurs conversations.
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«Baronne! Que tu es belle! Quel
plaisir de te voir... » Ils se pressent autour d'elle, rivalisent d'amabilités.
Elle les regarde papillonner: la trêve sera de courte durée, elle le sait.
Alors elle en profite et savoure le plaisir d'être courtisée, tout en
surveillant du coin de l' œil le bon déroulement de la soirée. Elle a passé une
grande partie de la nuit à travailler le discours de l'Arménien. C'est une
réflexion sur la politique, sa grandeur et ses petitesses, ses devoirs et ses
exigences. Avant d'observer l'effet produit sur l'assemblée attentive, elle
s'offre ces quelques instants de frivolité.
«Prendre de la hauteur» prône
l'Arménien en ouverture.
Autour de lui, les élus sont
entassés. Comme toujours, c'est la bousculade pour être bien placé et
apparaître à l'image. Seuls les comploteurs, le Dauphin, Chihuahua et Cinglé
Picrochole, marquent ouvertement leur distance en continuant leurs bavardages
en arrière de scène. Quant à la Thénardier, elle est restée au fond de la
salle. Entourée de quelques amis, elle critique bruyamment la soirée et son
hôte: « Le champagne est dégueulasse! Et c'est quoi ce buffet, y a rien à
bouffer! Vous avez vu ce que c'est devenu maintenant la Principauté, avec cet
Arménien de malheur qui ne parle que rigueur et économies! » Comme en écho, le
discours vient lui répondre: « La rigueur dans la gestion n'est certes pas la
partie la plus exaltante, la plus 'glamour, de l'action politique. C'est vrai.
Mais elle est incontournable. C'est la condition pour pouvoir continuer à
avoir, pour notre Principauté, une politique ambitieuse et innovante. Telle la,
cigale, un visionnaire qui ne serait pas bon gestionnaire se trouverait vite
fort dépourvu... » Puis l'Arménien poursuit: « la vertu politique, c'est de
savoir dire "non" face à la multiplicité des': demandes et des
intérêts particuliers. C'est bien entendu beau coup plus facile et
électoraliste de dire "oui". Les déficits budgétaires sont avant tout
une somme de "oui". Le devoir du politique qu'il soit de droite ou de
gauche, le courage du politique, c'est de dire la vérité.
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Les perdants ont la mine abattue.
Ceux qui sont réélus, soulagés, hésitent à afficher satisfaction tant
l'ambiance générale est morose. Cinglé Picrochole arrive, accompagné de son
épouse et entouré de sa bande de gros bras. Son canton affiche une
participation remarquable, les logements sociaux et les maisons de retraite se
sont mobilisés comme nulle part ailleurs. Cinglé est largement réélu. Malgré ce
succès, il a l'expression des plus mauvais jours. « Quand je pense qu'il va
falloir supporter l'Arménien trois ans de plus..Il faut le tuer! Il faut le
tuer! » éructe-t-il. Baronne a le malheur de le croiser à l'entrée de la salle.
- T'es encore là, toi! lui
jette-t-il méchamment.
- Mais oui, je suis encore là.
Désolée, je sais que tu rêves de te débarrasser de moi, mais j'ai l'impression
que ce n'est pas pour de suite! lui répond-elle le sourire aux lèvres sur un
ton faussement bravache.
- Oh, mais ne t'inquiète pas, on
va te régler ton compte, et très vite! Dès la semaine prochaine, tu vas voir ce
qui t'arrive! »
Cingé Picrochole la menace du
doigt, son regard est plein de haine, sa voix, qui tremble de fureur, monte
dans les aigus.
- Ah 'Oui? C'est vrai, répond
Baronne du tac au tac, on m'a prévenue que tu étais le genre d'homme qui frappe
les femmes. »
L'épouse de Cinglé blêmit, recule
d'un pas, secoue la tête et en implorant son mari: « Je n'ai rien dit, je te le
jure, je n'ai rien dit... »
Baronne n'attend pas la suite,
tourne les talons et s'éloigne. Son sang bouillonne dans ses tempes, ses mains
tremblent, elle t'appuyer contre un mur, un peu à l'écart, pour retrouver son
calme.
« Madame tout va
bien ? »
Le fonctionnaire est gêné, il ne
sait pas comment la soutenir.
- « J'ai entendu ce qu'il
vous a dit.C'est ignoble. Il n'a pas le droit de vous parler comme ça. ».
- Je vais bien merci. Ne vous
inquiétez pas pour moi. Retournez là-bas. »
Chapitre XIII : L'affranchi
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Le commissariat de la première
ville de la Principauté a piètre mine. Voilà déjà trois ans que le contrôleur
général des lieux de privation de liberté a dénoncé les conditions d'hygiène
indignes qui y sont imposées aux gardés à vue : les toilettes à la turque qui
débordent, l'odeur nauséabonde qui saisit même dans une cellule inoccupée, les
murs recouverts de graffitis et de matières difficiles à identifier. Côté grand
public, ce n'est pas beaucoup plus reluisant. Les murs sont lépreux, les
policiers s'entassent dans des locaux vétustes et exigus, l'accueil tient en
une minuscule salle d'attente inapte à la confidentialité. Quatre hommes y
patientent déjà, malgré l'heure matinale. « Il faut compter deux heures
d'attente », a averti d'un ton bougon le jeune homme à l'accueil. « Je pense
que vous devriez tout de même prévenir le commissaire de ma présence », lui
avait poliment répondu . Baronne en lui glissant sa carte de visite, avant
d'aller rejoindre les autres.
« Pardonnez-nous, madame le
Directeur, nous n'aurions pas dû vous faire attendre. »
Confus, le commissaire la reçoit
avec empressement.
« Vous avez eu un souci à votre
domicile?
- Pas du tout. Je souhaite
déposer une main courante. - Une main courante? Vous avez été agressée?
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- Oui. Agressée et menacée,
physiquement et verbalement. À plusieurs reprises, et depuis plusieurs mois. Je
ne me sens pas en sécurité. Je viens vous voir pour me protéger. »
Le commissaire a installé sa
machine à écrire. Il tape de deux doigts lents et malhabiles la déclaration de
Baronne. « Bien. J'ai vos noms et qualités. Contre qui souhaitez-vous
déposer?
- Contre Cinglé Picrochole. »
Les doigts du commissaire se
figent, suspendus au-dessus de sa machine.
« Cinglé Picrochole... Le maire?
- Celui-là même. Le maire,
vice-président de la Principauté et secrétaire départemental du Parti de
surcroît. » Baronne observe avec amusement la petite panique du commissaire.
Elle attend ce moment depuis longtemps et elle a bien l'intention d'en savourer
chaque détail. « Vous me donnez quelques instants?
- Mais je vous en prie, monsieur
le commissaire. »
Baronne attend patiemment son
retour. La nuit a été courte, elle n'a pas dormi. En jean et baskets, les
cheveux en désordre et les yeux cernés, elle ressent dans tout son corps la
fatigue des semaines qui viennent de s'écouler, des mois d'insomnie et de
stress. Elle repense à l'incroyable soirée de la veille: la victoire de
l'Arménien, le fiasco de la Thénardier, le triomphe de Braconnier, les élus
déboussolés. La journée va être décisive. La bataille pour le perchoir est
ouverte et, malgré le résultat des élections, elle sait que rien n'est joué.
La Thénardier éliminée, cela fait
un adversaire de moins.
Mais Baronne doute que, même
réélue, elle eût obtenu le soutien du Château: donner les clés du coffre de la
Principauté à la Thénardier, c'était risquer un gros scandale. Le Dauphin n'
a-t-il d'ailleurs pas pris ses distances il y a déjà plusieurs jours?
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Désormais réfléchit Baronne, de
tous les candidats déclarés ou supposés, il n'en reste que deux. Chihuahua,
l'ami du Dauphin, qui peut espérer son soutien et se prévaloir du renouveau et
de la jeunesse. Et Trépané du Local, le plus petit dénominateur commun,
autoproclamé «pape de transition», qui attend patiemment que l'on fasse appel à
lui. Le vrai danger, c'est bien lui. Les vieux élus n'éliront pas un jeune qui
fait campagne sur le renouvellement des générations, raisonne Baronne. Ils le
prendront comme une attaque et une menace personnelles. Or, les vieux sont
majoritaires au sein du groupe. Quant aux plus jeunes, ils préféreront toujours
élire un vieux qui n'a pas vocation à rester là éternellement, de manière à
ménager leurs propres chances pour plus tard. Même le Dauphin devrait se méfier
de Chihuahua, dont il a pu mesurer le cynisme et l'ambition. Après tout, ils
sont potentiellement concurrents. Malgré ses promesses, qui peut garantir qu'il
cédera son siège au Dauphin le moment venu?
« Je vous prie de m'excuser. Vous
comprenez, étant donné votre qualité et la qualité de la personne que vous
mettez en cause, je suis obligé d'avertir mon supérieur. Qui lui-même doit
avertir son supérieur.
- Qui lui-même avertira son
supérieur! » Baronne s'amuse follement. « Ne vous inquiétez pas, monsieur le
commissaire, j'ai travaillé au ministère de l'Intérieur, je sais bien comment
ça se passe. Et étant donné ma qualité, la qualité de mon propre supérieur, et
la nature des faits que je suis venue vous rapporter ce matin, je ne doute pas
que ma déposition ne mettra pas longtemps à atterrir sur le bureau de Préfet
Tigellin lui-même. On peut même imaginer qu'il en fera part au Monarque.
- Je veux également vous avertir,
madame, que, étant donné le nombre de personnes qui seront informées de votre
déposition non, je ne peux en garantir la confidentialité. L'information .
risque de circuler. . .
- Eh bien qu'elle circule !
Répond Baronne dans un éclat de rire. Cela ne me gêne pas. Bien au
contraire. »
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- C'est vrai? Je peux
l'organiser?
- Mais bien sûr.
Une heure plus tard, le Dauphin
et Arménien sont dans le
bureau du Monarque. Rocky n'y va
pas par quatre chemins.
«Toi, l'Arménien, tu es le
meilleur. Et pour diriger la Principauté, il me faut le meilleur. Le Dauphin et
moi, on te soutient. Hein, Dauphin !
Le jeune homme opine de la tête
en silence, la mine fermée. À quoi pense-t-il? À ses amis qui en ce moment même
organisent à son instigation la mobilisation contre l'Arménien. À sa
déclaration à la presse quelques jours auparavant?
«Vous croyez vraiment que le
Monarque a le temps de s'occuper de la Principauté? Je règle mes affaires tout
seul. C'est la vérité. »
Son père poursuit sur son élan.
« C'est vrai, quoi! On ne va tout
de même pas donner la Principauté à l'autre semi-paralytique! Comment il
s'appelle déjà? » demande le Monarque à son fils, en se tapotant la tête.
- Trépané du Local, répond le Dauphin du bout
des lèvres.
- Trépané du Local. C'est ça! Non mais, il
faut être sérieux... Trépané du Local à la tête de la principauté, ça ne
ressemble à rien. Dauphin, tu vas m'arranger ça. L'Arménien est notre
candidat, fais-le savoir. Bon,
sinon, il t'a dit? reprend Rocky en se tournant vers l'Arménien. Tout ce que je
veux, c'est que tu changes ton entourage. Baronne doit partir. »
L'Arménien se raidit. Il connaît
la condition du ralliement du Monarque, que le Dauphin lui a exposée lors de
leur tête-à-tête.
«Il n'en est pas question,
avait-il dit à Baronne. pour qlui me prend- il ? Ma présidence ne vaut pas
ton sacrifice !
- Mais bien sùr qu'elle la
vaut ! avait répondu Baronne avec hilarité. Tu te rends compte? Tout ce
qu'il te demande, c'est ma tête 1 Autant dire, rien! Je ne suis pas un prix
politique, il ne pourra jamais se vanter d'avoir obtenu ma tête en échange de
son soutien.
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L'Arménien a gagné, mais il n'a
pas de joie. Il laisse derrière lui ses dernières illusions sur la politique et
l'amitié. Une grande fatigue l'accable. Baronne aussi est épuisée. Tellement
épuisée qu'elle ne réalise pas que la guerre est finie et qu'ils sont vainqueurs
par KO.
« Rocky m'a téléphoné. - Pour te
féliciter?
- Pas vraiment, non. Pour me
parler de toi. Il m'a demandé ton cv, il voulait savoir si tu avais des
diplômes! Il m'a dit que tu pouvais demander ce que tu voulais: préfecture,
ambassade, entreprise. .. Qu'est -ce que tu veux?
- Dis-lui que je ne veux rien lui
devoir.
- Il ne te lâchera pas comme ça.
Il veut que tu partes, c'est presque obsessionnel!
- Eh bien, attendons ses
propositions! On verra!
- Tu veux partir?
- Je ne sais pas. Peut-être. J'ai
rempli ma mission, tu es réélu. Je ne serais jamais partie avant. Maintenant,
il faut que je prenne un peu de temps pour y réfléchir, pour m'occuper de moi
et des miens. La politique est un monde trop brutal, on dépense une énergie
considérable à des choses sans intérêt, des batailles d'ego qui n'apportent
rien au pays. On est loin de l'intérêt général! Et puis, je ne veux pas devenir
comme eux...
- Tu ne seras jamais comme eux.
Le sujet n'est pas là. Regarde les choses autrement: notre histoire redonne
plutôt confiance en la démocratie! On avait tout le système contre nous, le
Monarque en tête, le Parti, les élus. Normalement, on aurait dû être balayés!
Et on a gagné! Parce que le peuple n'accepte pas qu'on lui confisque ses choix,
parce qu'il ne supporte pas l'abus de pouvoir. Le Monarque ne l'a pas compris.
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- Oui, c'est vrai que ça redonne
confiance. Tu es resté toi-même, au prix d'une grande solitude. Et tu en as été
récompensé. Mais pour une histoire comme la tienne, qui finit bien, combien de
renoncements, combien de trahisons, combien de lâchetés? Tu es malheureusement
un animal rare en politique. C'est pour ça que les autres ne te supportent pas!
- Qu'est-ce que tu vas faire?
Aller dans l'entreprise? Tu y crèveras d'ennui. La politique a beaucoup
d'inconvénients, c'est vrai. C'est un univers dur, c'est vrai. Mais remets ça
en perspective historique! Nos mœurs se sont considérablement pacifiées. A la
Renaissance, on se poignardait, on s'empoisonnait, on s'assassinait.
Maintenant, on ne s'attaque plus que par phrases ou médias interposés, c'est
quand même beaucoup moins grave! Les coupures de presse cicatrisent finalement
assez vite. Et, avec ou malgré tout ça, on trouve en politique une adrénaline
dont on ne peut plus se passer après. Tu as ça en toi!
- Pas si sûre. J'ai négligé bien
des choses dans ma vie ces derniers temps. Je voudrais partir un peu. Prendre
du champ, réfléchir. Dormir aussi. . .
- Le Monarque ne t'oubliera pas
comme ça, crois-moi. Je le
connais! - Moi, je crois qu'il
finira par m'oublier. Il a une campagne
présidentielle à mener, et elle
s'annonce plus que difficile! Le Vieux Pays l'a pris en grippe, il ne s'imagine
même pas à quel point. Depuis cinq ans, il s'est contenté de traverser en coup
de vent des villages Potemkine, il ne côtoie que des courtisans ou des militants.
La confrontation avec la réalité va être brutale! Ce qui s'est passé ici, à Rockyville,
l'affaire de Little Manhattan et même le combat pour la présidence de la
Principauté, est révélateur de la face sombre de son quinquennat. Le
comportement clanique, l'abus de pouvoir, le népotisme se sont révélés au grand
jour dans son fief. Aujourd'hui, la Principauté n'est plus son fief. Ce n'est
le fief de personne, car les habitants du Vieux Pays ne supportent plus la
féodalité. Il va maintenant devoir rendre des comptes. L'heure approche.
Vraiment, je crois qu'il m'oubliera, car il aura autre chose à penser! »
Épilogue
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Assis au creux d'un gros rocher
teinté de rouille, le Chinois et Baronne savourent avec délectation le calme
retrouvé. Depuis huit jours, le vent a soufflé sans interruption, avec des
rafales dépassant par moments les 110 km/heure. Les liaisons maritimes avec le
continent ont même dû être interrompues; seull'hélicoptère assurait la
livraison du courrier, des journaux et des médicaments. «On a encore manqué de
pluie cet hiver, marmonne le Chinois, l'air soucieux. Les terres sont mal
drainées, toute l'eau part à la mer. Vois comme c'est sec déjà! L'herbe n'est
pas montée bien haut, j'ai dû faire venir du fourrage du continent pour assurer
l'été de mes bêtes. » Les brebis se sont dispersées. Leur bêlement plaintif rivalise
avec le cri strident des goélands qui patrouillent au-dessus de la falaise.
Avec le printemps, la lande ardoise aux mille nuances a repris des couleurs.
Les herbages au vert acidulé, le rose pâle de la bruyère vagabonde, des
bouquets jaune vif de genêts et d'ajoncs au puissant parfum de vanille, et la
blancheur éclatante des asphodèles qui pointent fièrement la tête vers les
cieux. La silhouette familière du Vieux Château semble veiller sur les agneaux,
une trentaine de petits rouquins qui gambadent autour de leur mère et hument
avec curiosité l'air du grand large.
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« Regarde la vague monter. Elle
paraît puissante, elle entraîne tout sur son passage dans un grondement
terrible. Et pourtant. .. Arrivée à nos pieds, elle se fracasse sur la roche et
disparaît dans un tourbillon. Il n'en demeure que cette écume abondante,
blanche et rousse comme mes moutons. C'est le sort qui attend le Monarque.
« Tu crois? C'est vrai qu'il est
violemment contesté. Mais le Monarque est plein de ressources, et il n'est
jamais aussi bon que dans l'adversité.
- Le Monarque a beaucoup de
talent, mais il n'est pas magicien. Sa famille gouverne depuis trop
longtemps,. il Y a une aspiration légitime au changement. Et puis la crise fait
systématiquement tomber le pouvoir en place. Regarde ce qui s'est passé dans
les pays voisins: ici, ça va être pire. Avec sa pratique solitaire et
centralisée du pouvoir, le Monarque va concentrer sur lui toutes les critiques.
- Il n'est pas responsable de la
crise, c'est un phénomène mondial! Et il s'est démené pour y répondre.
- En apparence seulement. En
apparence. Tu sais, Baronne, cette crise vient de loin. Ce n'est pas seulement
une crise sociale, économique ou financière. C'est une crise morale. En
réalité, nous sommes en train de changer de monde. Le modèle sur lequel notre
société a été bâtie est complètement dépassé. Un nouveau monde s'ouvre, avec
les opportunités mais aussi les angoisses qu'il implique. En dépit de multiples
avertissements, les politiques n'ont pas voulu anticiper ce bouleversement. Et,
aujourd'hui, ils se montrent tous incapables d'y faire face. Le Monarque plus
que tout autre.
- Pourquoi?
- Pour comprendre l'avenir, il
faut connaître le passé. Rocky a un rapport infantile au temps, il ne vit que
dans l'instant présent. Alors c'est vrai, il a une formidable intuition des
émotions du peuple. Mais ce n'est pas suffisant et ce n'est pas ce qu'on attend
de lui. Il ne faut pas s'étonner du désamour qui frappe ceux qui nous
gouvernent. La politique était à l'origine de la démocratie la plus noble des
activités: aujourd'hui, elle est de plus en plus vidée de sa substance.
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Regarde ce qu'est devenu le débat
public! On légifère à chaud sur des lois de circonstance dictées par l'émotion
du moment. Les courtisans du peuple sont pires que les courtisans du roi, et
le Monarque s'est révélé le premier courtisan du peuple. Il aurait pu être un
grand souverain. Il en avait l'énergie, l'audace, la capacité d'entraînement,
avec ce goût de la transgression et son don de faire bouger les lignes. Mais
il lui manquait l'essentiel, une colonne vertébrale. Rocky est l'homme des affiches
: une belle et grande photo, avec un slogan marketing épatant, mais rien
derrière, aucun principe philosophique, pas de vision du monde. Le nez sur les
enquêtes d'opinion, il a géré au jour le jour, enchaînant les coups d'éclat
sans suivi et sans cohérence, plus prompt à se transformer qu'un caméléon. Sa
force vitale est indéniable, mais elle est brouillonne car elle n'est pas
canalisée par un projet. De l'ouverture à gauche à la course après l'extrême
droite, il aura mené les politiques les plus contradictoires de manière quasi
simultanée. À l'arrivée, le Vieux Pays est perdu, complètement désorienté.
- L'Arménien a cette devise qu'il
répète à satiété: "Il n'y a pas de vent favorable pour celui qui ne
connaît pas le port".
- C'est justement ce qu'on attend du
politique: qu'il nous indique le port. Aujourd'hui, plus que jamais! Face à la
crise, le Vieux Pays est pris de vertige. La morosité et le dénigrement de soi
sont une culture nationale. Nous doutons de nous-mêmes, de notre capacité ne
serait-ce qu'à survivre dans un monde dont les règles changent et dont les
équilibres ne cessent de bouger. Nous nous replions sur nous-mêmes, nous nous
méfions de l'autre, de l'étranger, du reste du monde. Alors que si nous savons
rester fidèles à notre vocation universelle, nous avons en nous toutes les
ressources pour réussir dans la mondialisation! Ç'aurait dû être le rôle du
Monarque: rassembler les forces du Vieux Pays, unir sa population aux talents
si divers, pacifier son peuple frondeur et râleur, qui est capable du meilleur
mais aussi, malheureusement, du moins glorieux, lui donner la confiance de
regarder vers l'avenir et vers le monde.
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Au lieu de ça, Rocky a établi la
violence dans les relations humaines comme une règle au sommet de l'État:
naturellement porté aux excès et aux offenses, il n'a cessé de manifester son
mépris total des autres par la moquerie, le dénigrement, l'humiliation, l'insulte.
Il a dressé les catégories de populations les unes contre les autres, jouant
sur les peurs que la crise ne manque pas de susciter. Les vrais travailleurs
contre les fainéants assistés. Les salariés du privé contre les fonctionnaires.
Les bons citoyens qui se lèvent tôt contre les voyous qui se couchent tard. A
l'entendre, les immigrés seraient responsables de tous nos malheurs, nous
serions menacés de toutes parts par l'islam. Il est allé jusqu'à lier
délinquance et immigration, livrant un groupe ethnique à la police et à la
vindicte populaire! Ce jour-là, je crois qu'il a commis sa plus lourde faute
morale. Le peuple ne l'oubliera pas.
- Quel gâchis... Quand je repense
à quel point il nous a fait rêver, quand il se présentait comme le petit citoyen
au sang-mêlé!
- Oui, c'est un beau gâchis. En
même temps, l'immense déception qu'il a suscitée signifie peut-être, enfin, la
disparition du mythe de l'homme providentiel. Dans le Vieux Pays, on n'a de
cesse que d'attendre le sauveur, celui qui nous rachètera de nos péchés et nous
fera renouer avec notre gloire d'antan. Je ne crois pas en l'homme
providentiel. Je crois que nous sommes tous responsables de notre destin. Le
guide suprême est un imposteur, la République monarchique, ça suffit! En
incarnant sans complexe un Monarque omniscient, omnipotent et omniprésent,
Rocky a réveillé l'instinct régicide de son peuple, qui ne le supporte plus et
qui va lui couper la tête. Mais qui sait? Peut-être, grâce à lui, à sa
démesure, allons-nous enfin accepter de sortir du pouvoir absolu? Comprendre
que ce n'est pas un monarque qu'il nous
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Mais qui sait? Peut-être, grâce à
lui, à sa démesure, allons-nous enfin accepter de sortir du pouvoir absolu?
Comprendre que ce n'est pas un monarque qu'il nous faut, mais juste un
président, qui donne le cap et soit le garant du fonctionnement équilibré des
institutions. Car on est plus intelligent à plusieurs que tout seul.
- Je suis moins optimiste que
toi. Le Vieux Pays est régicide et monarchiste à la fois. Toute son Histoire le
montre.
- Eh bien, on verra. Moi, je crois qu'il est
prêt à tourner la page et qu'il aspire à une gouvernance apaisée, banalisée
mais mieux adaptée au monde moderne. On verra... »
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